mardi 10 mars 2009

Casimir



Ce dimanche de juin 2007, j'ai juste un peu gratté la terre pour arracher quelques liserons entre les jeunes pousses des dahlias et des glaïeuls, et la pièce est apparue. Lisse. Si usée que j'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un de ces jetons de plastique qu'on utilise pour libérer les caddies des supermarchés. Il m'a fallu une loupe pour enfin réussir à reconnaître le profil de Napoléon III empereur des français, un aigle sur le côté pile. La date est illisible, j'ai pensé 1867.

Alors, précautionneusement, j'ai glissé la pièce dans la poche du pantalon gris de mon arrière-grand-père.


Tu étais là, Casimir, dans le jardin de Perel. Tu t'es relevé lentement, en t'appuyant sur le manche de ton piochon. Tu m'as regardée avec un faible sourire, tout en massant de ton poing ton dos endolori. Que la terre est basse et que la vie est dure ! Et durant cette pause, nous avons bavardé un moment. Les pommes de terre à biner attendront bien un peu. La paille de tes sabots irrite tes pieds nus, tu frottes l’un d’eux sur la jambe de ton pantalon. Tu n’as que quarante et un ans. Pourtant j’ai bien lu dans ton regard que les souffrances avaient cassé ta jeunesse. Quelques cheveux gris dépassent de ton chapeau.

Aucun bruit ne me parvient de la maison. La cuisine, qui est en même temps une vaste pièce à vivre, est à deux pas : il suffit de traverser le chemin.


- Tu sais, la maison est bien vide depuis que la Geneviève est passée. Ça fait plus d'un an maintenant, j'ai bien pâti pour m'en remettre. Bien cru que j'allais crever moi aussi. Bon sang, pourquoi Dieu permet des malheurs pareils ?

- Les enfants sont là. Ils entraînent vers la vie !

- La petiote, Léonie, tu pourras voir comme elle est drue ! Elle dort encore à c'te heure, et c'est qu'elle a bon appétit la garçounette : ça lui profite ! Les autres aussi vont bien, et ils sont toujours à courir. Je les ai envoyés ramasser des babelous, ça les occupe et ils sont pas dans mes jambes au moins. La Fanny est bien raisonnable, normal elle va sur ses sept ans ! Faut voir comme elle commande ses frères : une vraie patronne ! Elie et David la suivent comme des toutous. Mais tout ça, ça fait des bouches à nourrir, et ça se fait pas tout seul !

Casimir regarde au loin, songeur. Je sais qu'il pense à ses deux autres petits, qui n'ont pas vécu.

- La Geneviève s'en est jamais vraiment remise, de la mort des jumeaux. On avait décidé d'appeler notre premier garçon Casimir, comme moi : celui qui reprendrait la terre. Il est arrivé le jour exact où ma pauvre femme avait 21 ans. Ce n'était pas un petit mort-né, mais il n'a vécu que quatre heures. Tandis que la sage-femme finissait de nettoyer le bébé, on a compris qu'il y en avait un deuxième. Celui-là, même s'il a mis du temps à crier, même s'il était tout minuscule, lui il est resté vivant ! Alors c'est lui qu'on a appelé Casimir. Je suis descendu à Gilhoc le déclarer, l'autre a été inscrit Maximin.





La Geneviève était bien faible, toute pâle, et le petit bataillait pour téter ! Puis, deux jours plus tard, c'était fini pour lui aussi. Ma Geneviève, elle était bien jeune pour toute cette douleur ! Fallait être costaud pour supporter ce gros chagrin, accepter que nos deux petits garçons s'en retournent déjà dans la terre. « On en refera des petits » je lui disais, mais elle pleurait souvent, et moi ça me tordait les tripes. Et puis il y a eu Fanny, c'était dix mois plus tard. Elle a remis un peu de joie dans notre vie. Un vrai pinson celle-là !


- On reprend goût à la vie avec les enfants.


- Ben vrai, mais c'est pas pour bien longtemps. La petit Léonie, elle aura pas trop connu sa mère ! Geneviève, elle, c'est son père qui est mort quand elle avait pas mieux de six ans !


Je tente de reconstituer, bribes par bribes, une vie de misères. Casimir est cultivateur, comme ses ancêtres depuis toujours, mais dans sa jeunesse il a appris à fabriquer les sabots.



C'est lui qui a taillé ceux de toute la famille, et parfois il en vend une paire, cela aide à faire bouillir la marmite. Le prix du pain a tellement augmenté. J’ai retrouvé dans l'étable une plane rouillée, aux poignées vermoulues, ainsi qu’une gouge, sorties ainsi de l'oubli lorsqu'on a remis en état la vieille maison. Que pouvait-il acheter avec sa pièce de cinquante centimes ? A peu près un kilo de pain…



Je ne me permets pas d'interroger mon aïeul sur les rêves ou les projets qui l'habitent en ce mois de juin 1867. Les silences et les pudeurs existent, même dans mon imaginaire, et je les respecte. Casimir s'est remarié au mois de novembre de cette année-là avec Marie Eyraud. Marie a dû élever de son mieux les enfants de son époux. Ils ont vécu ensemble sous ce même toit de Perel jusqu'au décès de Marie en 1872.


Je détiens l'extrait d'acte de décès de Casimir Lafaurie, daté du 13 mars 1910 à Bollène (Vaucluse), décès déclaré par son fils David. Peut-être un jour découvrirai-je la raison de cet éloignement de son Vivarais natal.


Suzon Charbonnier

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